03 - La danse de Despommiers

photo d'illustration en noir et blanc : détail de la vitrine d'un café en 1914

Pendant longtemps, on n'a pas compris le demi-tour que Despommiers, le médecin-légiste de Saint-Luc, faisait certains lundis, juste au moment d’entrer au Babeldoech. Plus précisément, chaque fois qu’il voyait « Très-Vieux-Kamel » tracé à la craie.

Il faut dire que le lundi, c'est particulier. Ce jour-là, il n’y a pas de plat du jour à l’ardoise. Seulement le nom d’une des figures familières du café – que Sam calligraphie avec encore plus d’application que d’habitude.

Le jour où ça tombera sur vous pour la première fois, vous pouvez avoir la certitude qu’elle va commencer par vous passer au grill. Car elle veut tout savoir, Sam : dans quelle région vous avez grandi, ce que vous mangiez souvent pendant l’enfance, votre plat préféré… Y avait-il un jardin familial ? Est-ce qu’on avait tendance à forcer sur l’ail, le sel, le piment... ? Ensuite, il faut qu'elle se retire dans le secret de sa cuisine pour réfléchir, assembler, composer. Elle n’en sort que pour courir les petites épiceries du quartier, jusqu’à ce qu’elle déniche l’épice introuvable ou le condiment qui fera la différence.

Et le lundi, son enquête achevée, Sam écrira lentement votre nom, après ceux de Willy, de madame Van Reybrouck ou de Decoster. Et alors c'est lui, votre plat d’enfance revenu d'entre vos plus lointains souvenirs, qu’elle posera d’autorité devant tous les habitués.

C’est ainsi que le Zot a eu les étranges vols-au-vent au waterzooi de sa grand-mère et Leslie-la-Combine la tarte al d'jote de son enfance. C’est ainsi qu’on a goûté la kamounia tunisienne de Très-Vieux-Kamel et l’ostropel de pui cu mămăligă roumain de madame Anca – un poulet mijoté dans des tomates fraîches, des poivrons et une tonne d’ail et de persil, devant une colline de polenta. Et c’est aussi comme ça qu’on a vu les yeux du grand Daniel se mouiller d’une émotion jamais vue, le lundi où on a attaqué une somptueuse paella surgie de son Castropol familial.

Quand Agnieszka a eu son makaron z truskawkami, les autres ont froncé un sourcil circonspect. Des pâtes aux fraises, comme cette joueuse de tennis qui venait de défrayer la chronique sportive ? Agnieszka a dû batailler un moment pour leur faire entendre que c’est un vrai plat d’enfance, en Pologne — et pas le caprice de star que la presse insinuait. Mais ce qui leur a cloué le bec, c’est quand Willy a bondi de sa chaise en les pointant d’un doigt rageur : « vous osez critiquer des pâtes aux fraises alors que vous vous gavez de pêches au thon tout l’été ? Vous n’êtes que des klettes ! » Alors tout le monde a baissé les yeux dans son assiette sans demander son reste... Avant de reconnaître à la fin du repas que, tout compte fait, les pâtes aux fraises pourraient faire une bonne spécialité bruxelloise.

Le plat du lundi, c’est le moyen que Sam a trouvé pour rafraîchir la mémoire de ses ouailles, en même temps qu’elle leur réchauffe le cœur. Car il faut bien admettre qu’à force de croquer dans les souvenirs, on finit par se raconter la bouche pleine. La salle se fait plus attentive, le silence plus tendre. Le groupe se soude sans même s’en rendre compte. Et ça, Sam l’a bien compris.

La seule ombre au tableau noir du lundi, ça a longtemps été cette attitude du légiste : dès qu’il apercevait « Très-Vieux-Kamel » sur l’ardoise, Despommiers tournait deux fois sur lui-même avant de rebrousser chemin pour aller s’acheter des samoussas chez Saleem.

Au début, Très-Vieux-Kamel souriait avec indulgence, mais on voyait bien qu’il accusait le coup. Et plus le temps passait, plus les volte-faces de Despommiers avaient l’air de l’attrister un peu plus. Alors à la fin, c’est le Zot qui a craqué :

— Dites donc, toubib ! C’est à notre Kamel ou à sa kamounia que vous faites la gueule ?
— Ni l’un ni l’autre... avait murmuré Despommiers, comme en s’excusant. Il ne faut pas m’en vouloir, monsieur Kamel. Mais c’est plus fort que moi. Si j’ai du foie dans mon assiette, je ne pourrai pas m’empêcher de vérifier l’état de la muqueuse.

Image d'illustration : détail restauré d'une photo de Charles Lansiaux en 1914, disponible sur Wikimedia Commons.