De Valère Decoster, personne ne vous dira que c’est le genre causant.
Mais si vous vous approchez doucement à la tombée de la nuit, si vous attendez le moment précis où il se lève de la table du fond pour s’installer au comptoir, alors il acceptera peut-être de vous parler un moment. Et pour peu qu’il soit d’humeur et que votre tête lui revienne, peut-être même qu’il vous racontera le jour où il a débarqué au Babeldoech.
C’était un début de décembre encore plus glacé que d’habitude. Decoster était sorti précipitamment de la gare du Midi, sac sur l’épaule, pour respirer l’air du matin. Pas question de flâner. Il débarquait à Bruxelles avec une détermination farouche : se perdre. Rester à l’écart des parfums de gaufres et des boutiques de souvenirs. S’enfoncer dans les coulisses de la ville, observer la grisaille et s’y fondre.
Ne vous avisez surtout pas de lui demander ce qu’il quittait ce jour-là. Il s’enroulerait aussitôt sur sa bière avec sa tête de mule et son silence obstiné. Ici, personne ne sait ce qu’il fabriquait avant le Babeldoech. On a tous nos petites théories, bien sûr. Mais on aime mieux rester dans le flou. Il avait erré dans les rues de Saint-Gilles, dans ce décor d’abandon qui le rassurait. Les sacs poubelles éventrés, les constellations de mégots écrasés, la végétation dérisoire qui s’entêtait à contourner les détritus… Ça l’apaisait un peu, Decoster. Ça lui racontait une fin du monde familière. Une histoire qu’il comprenait.
Pendant sa pérégrination, un vague effluve de feu de bois lui avait effleuré les narines. Un parfum d’enfance qu’il avait suivi sans y penser. Et c’est ainsi qu’il s’était retrouvé devant ce vieux café dont il aima tout de suite chaque détail. La grosse table de bois brut. Le parquet massif. Les murs de brique parsemés de cadres avec des photos en noir et blanc. La buée réconfortante sur les vitres. Et la musique qui s’échappait des enceintes, de chaque côté de la cheminée. Ces accords de piano posés en pointillés, cette ligne de basse épurée. Et cette voix incroyablement nasale — intranquille mais profonde, toute en souffles et en retenues. Chaque instrument avait ses hésitations, comme s’il était question de savourer l’apesanteur au-dessus des interstices. Decoster s’était senti pousser de nouvelles craquelures dans le ventre.
— J’aimerais un café, avait-il dit à la femme qui essuyait posément le comptoir. Qui est ce chanteur ?
— Mark Hollis, répondit-elle. Vous ne le connaissez pas ?
— Non. J’ai l’impression que ça me touche. Je ne sais pas pourquoi.
— Je peux vous prêter un casque pour que vous puissiez vous installer devant la cheminée.
— C’est mieux au casque ?
— On est plus près du mystère. Les crépitements du feu vous indiqueront le chemin.
Alors il était resté là, casque sur les oreilles, pendant quarante-sept minutes d’apesanteur. Immobile devant les braises, le visage rougi par les flammes et le ventre à vif, à cause des craquelures. Il avait glissé son âme dans ce disque traversé de souffles, de bruissements, de frôlements fragiles et tendus comme les fils d’une toile d’araignée. Il s’était laissé prendre à ce dédale invisible. Et chaque fois qu’il avait cru retrouver son chemin dans les nappes qui contaminaient le silence, un craquement de bois ou le grincement d’une anche l’avaient à nouveau égaré.
Il avait ôté le casque longtemps après que la dernière chanson se fut éteinte, avec la tête de quelqu’un qui descend des montagnes russes. Et une sensation inédite au creux du cœur. Un genre de certitude qu’il n’avait jamais ressentie.
Lorsqu’il se retourna, il vit que la femme l’observait sans bouger. Elle était étrange, elle aussi. Immobile, mais pas figée. Il lui trouva une solidité rassurante.
— Alors ?
— C’est un abri, ce disque. Je ne sais pas à quoi ressemble cet homme. Pourtant, c’est comme si j’avais respiré avec son ventre à lui.
— Il y a une intimité presque perturbante, oui… Mais certaines chansons respirent aussi l’air vif. C’est comme si on glissait dans le vent.
— Vous savez si cet album existe en vinyle ?
— Je vous le prêterai, avait simplement répondu la femme. Et puisque les abris vous intéressent, je loue des appartements aux étages. Le studio du premier est vide.
Elle l’avait encore fixé un moment sans rien dire. À la lisière de ses prunelles noires, elle avait ces merveilleuses petites rides qui s’éventent quand elle plisse les yeux. Les rides des gens qui savent écouter et sourire en même temps.
— Au fait, je m’appelle Samira. Les habitués disent Sam.
Et voilà. C’est comme ça qu’on l’a vu débarquer au Babeldoech, Decoster. Cinq minutes après, il posait son sac sur le lit du premier étage. Avec une certitude aussi étrange qu’imprévue qui débordait par dessus les craquelures : il était enfin à sa place.
Alors nous, forcément, on l’a tout de suite adopté.